LAPICQUE, PEINTRE DE LA MARINE

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En ces années 2008 et 2009, où le Musée de la Marine rend hommage à Charles Lapicque par deux très belles expositions à Rochefort puis à Toulon, il convenait de revenir sur les rapports entre le peintre et la Royale. Nommé peintre de la Marine en 1948, il le restera jusqu'en 1966, année où il démissionnera suite à des différents sur la façon originale dont il peignait les bateaux en mouvement. Ce fut pourtant pour lui une expérience très riche, dont il ramena de magnifiques oeuvres maritimes, bien sûr, mais pas seulement. Nous devons également à cette période ses toiles sahariennes qui lui furent inspirées par une escale rapide en Afrique du Nord.
Voici un très beau texte de son fils Georges, relatant cette période.

SUR CHARLES LAPICQUE, LA MER ET LA MARINE
Par Georges Lapicque, C.F (H)
Un dessin sur un exercice de torpillage du Spahi et du Grenadier par le sous-marin Africaine devant Brest et un tableau du Commandant Pimodan entre les passes des tas de Pois et du Toulinguet me rappellent avec l'évidence d'un témoignage sans appel, que mon illustre père et moi-même avons bien l'un et l'autre, été embarqués à des époques diverses, dans des fonctions différentes, sur des navires de la « Royale ».
Le dessin et le tableau m'avaient été donnés par leur auteur, le premier en 1948, avec la mention « au commandant du Chasseur 5 » , qui me rappelle une heureuse époque, au soleil des Antilles. Le second date de 1959, et évoque une sortie sur un aviso dont j'étais l'officier en second. Il appartenait à la série des « avisos dragueurs », construits avant-guerre, qui différaient des « avisos coloniaux » comme le «  Chevreuil  » à bord duquel j'avais servi pendant la guerre dans les rangs de la France Libre, faisant courir de graves dangers à mes parents, qui, dès les premiers jours, avaient été de fervents gaullistes (ce point, qu'il faut rapprocher de la valeur du sentiment de Liberté chez le peintre est caractéristique de tableaux comme La vocation maritime, ou Jeanne d'Arc traversant la Loire).
Pour le dessin, mon père était seul passager à bord du Grenadier , commandé par le commandant Ballet. Point n'est besoin d'être marin de métier pour comprendre que cet escorteur côtier de 400 tonnes, construit par les Américains pour ses capacités évolutives plus que pour encaisser la mer, roulait bord sur bord dans la houle quotidienne de la côte brestoise. Mon père en gardait un excellent souvenir et aimait citer le commandant lui disant, au moment de passer à table : « Maître, prenez donc la position manoeuvrante  ! ». Et lui de se placer sur le coin le plus proche de la sortie. Cela ne l'avait pas empêché de s'accrocher à son poste à la passerelle pour observer tous les détails des exercices. Il était fort satisfait de ces dessins, de la figuration dynamique des vagues, des remous des torpilles… à tel point qu'il avait dédicacé l'un d'entre eux à ce lointain commandant, là bas aux Antilles et qu'il aimait entre tous.
Le tableau m'a été donné quelques années après mon départ de la Marine, et que je demeurais dans la région parisienne, ce qui nous donnait des occasions fréquentes de nous voir. Il date de 1959, et évoque l'époque où j'étais officier en second du Commandant Pimodan . C'était au début du printemps de l'année précédente. Nous avions appareillé pour deux jours, et mouillé en Bretagne Sud, dans une baie abritée. Cela impliquait de franchir le raz de Sein et de longer la côte rocheuse et spectaculaire qui la sépare du goulet. Heureusement le vent était d'Est, vent de terre. Plutôt que la grosse houle d'Ouest et le ciel gris, c'était une mer simplement hachée et courte, favorable à la promenade. Un escorteur d'escadre, de construction française relativement récente, nous accompagnait. Le ciel était bleu, de ce bleu teinté de poussière continentale qui est si peu de là bas, et qui, sur les tableaux, paraît terne et inexpressif, par opposition aux si beaux ciels bleu profond aux nuages si blancs et si bien formés que l'on voit dans ses « printemps bretons ». Toute la beauté venait de la grande netteté de ces grandioses blocs de granit, éclairés par le soleil sur la mer, toujours en mouvement. Cela était renforcé par la tension de la navigation près de cette côte où l'on peut souvent passer près des dangers à condition de les connaître, ainsi que par l'intérêt qu'il y a à naviguer à proximité d'un autre bâtiment avec lequel des signaux flottants peuvent être échangés, et qui est en quelque sorte cet autre soi-même que l'on contemple.
Faut-il ajouter que, pour le commandant, la présence d'un peintre de la Marine, susceptible de faire revivre son vaisseau sur une toile (avec, peut-être sa silhouette ?) doit être stimulante, et, en tout cas, brise la grande monotonie de la routine à la mer, notamment sur ces navires affectés à l'entraînement des élèves des chefs de quart et de l'Ecole Navale, pratiquement 25 jours par mois, y compris la majorité des Dimanches. Elle l'était, en tout cas, pour l'officier en second du Pimodan et encore plus pour le peintre de la Marine qui vivait là sa première sortie en mer sur un « gros » aviso (de 750 tonnes) avec mouillage sur rade foraine au cours d'une navigation dans des parages réputés dangereux et en tout cas, spectaculaires. Le beau temps l'avait servi : ses toiles le disent.
Il faut dire « ses toiles», car mon père était revenu l'automne 1959 alors que j'étais officier instructeur sur le Richelieu . Nous avions appareillé pour la journée, avec un poste d'élèves sur un autre aviso, celui là dit « colonial », d'un même tonnage : la Gazelle . Cette fois-ci, le vent était d'ouest, mais faible. Du beau temps à nouveau, comme souvent au début de l'automne. Nous étions sur la passerelle, le commandant, un instructeur, mon père et moi. Dans les parages d'Ouessant, le commandant me demande : « Alors, qu'est-ce qu'on fait ? Que suggérez-vous ? ». Je regarde la carte et, voyant, à grande échelle, la baie de Lampol, lui dis, connaissant les remarquables qualités d'évolution des avisos du type Chevreuil  , qu'il me paraissait jouable de faire le tour de cette baie en passant à terre du gros rocher intérieur.  « D'accord ! » me répond-il. J'appréciai son esprit de décision, et nous passâmes, - avec un soupir de soulagement - ce rocher qui nous avait attiré. Mon père était tout excité et ravi de cet exploit. Si Ouessant a bien été peint par lui, le commandant méritait de figurer sur la passerelle au cours de cette brillante manœuvre. 
Voilà pour ses épisodes de navigations brestoises, les seules faites ensemble, dont je garde pour unique souvenir une photo prise sur la plage avant du Pimodan , à l'appareillage du quai du « château » (mon père ne se déplaçait jamais sans son précieux appareil « Foca »).
Plus tard, embarqué à Toulon, je le revois, nous rendant visite à notre villa de Mar-Vivo, sur la plage, à son retour d'une mission en Algérie sur le croiseur Emile Bertin. Il avait trouvé la vie à bord assez terne, ce qui est toujours le cas quand on ne fait pas le quart, qu'on n'a pas de chambre pour se retirer et lire et qu'on n'a pas d'amis. Mais il gardait un souvenir inoubliable de sa découverte du désert quand, face au Sud, on le découvre soudain en descendant de la montagne. Le car qui l'emmenait avec l'équipage n'était peut-être resté qu'une heure, mais il en était revenu plein d'éternité… il suffit de voir ses toiles à ce sujet, et de penser qu'elles ont été vues en si peu de temps !
La dernière photo de sa carrière maritime est dans mon bureau de Paris. J'ai quitté la Marine et il ne désire pas m'y survivre. Malgré les conseils de son parrain (et premier client) le contrôleur général Hillairet, il a insisté pour démissionner. Nous sommes ensemble rue Royale, dans le bureau du chef d'Etat Major général, l'amiral Georges Cabanier, que j'ai accompagné dans la France Libre sur le sous marin « Rubis » en mer du Nord et plus tard dans le Pacifique. Cette photo est pour moi ce moment où, devant un homme que j'ai aimé et admiré, mon père et moi tournons, ensemble, une page de notre vie. Pour moi, celle de la jeunesse et de l'Aventure; pour lui celle d'un enrichissement, dans un univers connu de peu de peintres, ou d'écrivains, qui aura accru sa connaissance de l'âme humaine et élargi son horizon.

Du reste, évoquant les causes lointaines de cette attirance, je me plais à penser que nous avons, sous une forme différente, une passion commune pour la mer, celle d'une famille qui, originaire des Vosges, se tourne vers elle, sans autre motif qu'elle est loin, loin comme le Rêve. C'est l'époque où une forme de Romantisme se tourne vers l'aventure coloniale, en tant que dépaysement et que découverte. L'époque de Pierre Loti, et presque à l'opposé, de Joseph Conrad. Le benjamin des Lapicque, appelé « l'oncle Tintin », quitte l'école pour s'embarquer sur un cap Hornier, puis se fixe en baie d'Along pour y fonder un centre de commerce important avec 35 jonques entre Hanoï et Hong Kong, étudiant par ailleurs les meilleurs routes terrestres entre Hanoï et Paris.

Dans un genre différent, le fils ainé, Louis, jeune biologiste, avant de se marier et d'adopter Charles, dont le père est mort, a déjà été embarqué pendant deux ans sur une goélette, la Sémiramis dans une mission d'anthropologie. C'est lui, ce père adoptif, austère et autoritaire au premier abord, secrètement sentimental pourtant, qui va être responsable de son entrée à l'Ecole Centrale. Son épouse, Marcelle de Hérédia, nièce du poète, remarquable pianiste, qui joue fréquemment de la grande musique avec des partenaires et pratique constamment, aura certainement un rôle dans le développement exceptionnel de cet « art suprême » chez l'artiste, qui aura constamment pour but de faire ce que l'on pourrait appeler de la peinture musicale , et jouera d'un grand nombre d'instruments. Elle vénère Beethoven. Lui va découvrir Mozart et Bach ; plus tard Haendel. Ses Dieux vont le faire voler très haut en lui-même.

C'est lui qui en 1900 construit cette maison, en Bretagne Nord, cette maison où le jeune Charles découvre la mer, comme plus tard ses fils, à l'âge de quelques mois. Cette maison qui, sera à l'origine de la colonie de scientifiques appelée Sorbonne plage par la presse. Cette maison qui sera pour lui la source unique de son amour pour la mer et pour la Bretagne. Cette maison d'où son fils Georges, auteur de ces lignes partira pour rallier l'Angleterre un certain 19 Juin 1940.

Ayant vécu, vingt années après lui, une expérience qui, d'une certaine façon, lui ressemble, puisque nous avons tous deux été placés, enfants, devant la vision de la mer, là bas dans les rochers bretons, comme un paradis aperçu chaque été après les austères études devant aboutir à un avenir scientifique, je réalise à quel point ce sentiment a dû être plus douloureux pour lui, ce jeune homme sans père et sans mère véritables, quoique dans des conditions fort enviables, auxquelles il devra cette rigueur scientifique absente des beaux arts autant que des belles lettres. Si elle sera l'un de ses atouts majeurs, au point d'aboutir à cette fameuse théorie des bleus et des rouges, qui entrainera toute la nouvelle école des peintres de Paris, au point, aussi, d'en faire un éternel chercheur, un perpétuel inventeur , il la considérera bientôt comme un cadre trop étroit face à la création. C'est ici que le vide créé par sa solitude intérieure d'enfant recueilli lui donnera le sentiment d'un monde privé d'une présence essentielle, qui ressemble à un monde sans Dieu. Cette présence sera l'Art, l'Art autour de lui, l'Art créé par lui.

De ce vide fondamental, il a tiré, contre tous, et en lui seul, dans sa cathédrale intérieure farouchement gardée, un chemin de lumière, comme une musique qu'il entendait et qu'il a voulu faire voir. Ce chemin passe souvent sur la mer, comme il passait déjà sur les escadres de ses bateaux de guerre en bois qu'il construisait pour leur faire affronter la traversée de la baie de Launay, non loin de ce Pors Even chanté par Loti, avec la participation de ses enfants, dans la lointaine période des années trente. Je le revois encore, se jetant à l'eau à la pointe de la Trinité pendant les vacances de Pâques, dans cette eau à treize degrés et nageant une cinquantaine de mètres pour sauver le magnifique cuirassé Bouvines à six « tuyaux », que le courant entraînait vers le large avec quelques torpilleurs de soutien.

Tel était mon père, cet éternel constructeur d'objets et d'idées toutes nées en lui-même, à sa fantaisie, et qu'il était toujours prêt à sauver au péril de sa vie.
Parmi toutes les singularités de sa carrière exceptionnelle, il a donc été, immense artiste, non seulement en très grande partie, un peintre d'une mer, par lui « toujours recommencée », mais aussi un peintre de la Marine, cette vocation qui remontait loin dans son passé, et qui honore ce grand corps d'une flamme nouvelle.

Georges Lapicque, C.F (H) ; Paris, le 2 Février 2009

voir aussi :
Lapicque_et_la_mer
Lapicque et ses bateaux...
et aussi...
Lapicque et le tennis
Lapicque et son atelier
Lapicque et la musique

  Georges Lapicque, fils aîné du peintre
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Lisez aussi l'interview de Philippe Lapicque réalisée par Philippe Bouchet, à l'occasion de l'exposition de Morlaix (2011).

NOTA : Georges LAPICQUE, ancien officier de Marine (Ecole Navale 1941-Londres) puis ingénieur chercheur au Commissariat à l'Energie Atomique, est, sous le nom de Jean de Lost-Pic, auteur de six recueils de poésie de forme classique. Il est Président de l'Académie de la Poésie Française, directeur littéraire de la revue trimestrielle l'ALBATROS (Ed. ARCAM PARIS). Accédez à son site


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